vendredi, septembre 12, 2008

«On dépossède les jeunes soldats tombés du sens de leur mort»

Je ressentais très mal la visite en Afghanistan des familles des soldats tués dans l'embuscade. Cet interview sur le blog de JD Merchet met des mots sur mon malaise.

Les morts au combat appartiennent à la Nation. En re-privatisant cette mort par cette visite, on nie, on efface, le caractère public, plus grand qu'eux-mêmes, de leur sacrifice, bref, on lui ôte son sens.

Nous vivons vraiment dans une société qui marche sur la tête.

Un entretien avec la sociologue Danièle Hervieu-Léger, à propos de la visite des familles de soldtats en Afghanistan

Dix-sept membres des familles de soldats français tués en Afghanisan, lors de l’embuscade du 18 août ou lors d’opérations précédentes, sont aujourd'hui à Kaboul, accompagnées par le ministre de la Défense Hervé Morin. Ce déplacement, très critiqué dans le milieu militaire, suscite de nombreuses interrogations. Danièle Hervieu-Léger, présidente de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), sociologue des religions, a été membre de la commission sur le Livre blanc de la Défense. Elle nous livre son analyse .

Comment réagissez-vous à ce déplacement très inhabituel ?

On peut comprendre le désir des familles de se faire une idée plus concrète de ce qui a pu se passer là-bas, de l’environnement dans lequel vivaient leurs enfants, des circonstances de leur mort. L'Etat, en organisant ce déplacement, soutient la demande légitime des parents de pouvoir inscrire cette mort dans la biographie de leurs enfants et de leurs familles, et donc de lui donner son sens privé. Mais la République entérine, dans le même mouvement, la privatisation de la mort de ses soldats au combat. La question est donc de savoir quelle place occupe cette privatisation dans le processus beaucoup plus large, qui touche notre société, d’effacement du sens de la mort au combat.

Notre pays ne sait donc plus comment parler des soldats qui meurent à la guerre?

Ce qui se passe autour de cet évènement dramatique, c’est bien une logique de privatisation. Pour une part, le traitement médiatique de l'évènement a contribué a une transformation de ces morts au combat en un fait divers dramatique. Un fait divers, c’est un fait privé rendu public par sa communication médiatique. Lorsque Paris Match a publié un dossier sur les soldats tombés dans l’embuscade [Une semaine avant le reportage avec les talibans, ndlr.] j'ai été frappée par le fait que la manière dont le sujet était traité n’aurait pas substantiellement différente si ces dix jeunes gens avaient perdu la vie dans un accident de leur autocar ! La spécificité de la mort au combat disparaissait complètement derrière une logique de fait divers (ce qui ne signifie absolument pas la minorisation du caractère tragique de l'évènement, mais situe celui-ci sur un autre plan). Mais ne tapons pas sur les médias : ils ne sont que la caisse d’amplification d'un phénomène plus profond.

Comment expliquer cette privatisation de la mort des soldats ?

Une mort au combat n’est pas une mort ordinaire, fût-elle dramatique. Elle ne peut se comprendre - elle ne prend son sens que si elle est inscrite dans un grand récit. Dans l'Antiquité, les morts au combat étaient des Héros, qui sortaient de l'humanité commune. En France, la mort au combat s'est longtemps inscrite dans le grand récit national dont Valmy est l'emblème: celui des citoyens qui donnent leur vie pour la nation. On peut avoir des sentiments très divers à l'égard de ce récit, mais le fait est qu'il a fonctionné durablement. Or on observe aujourd'hui, et particulièrement s'agissant de ces opérations militaires lointaines, une impuissance produire ce sens collectif . Quel récit collectif sommes nous capable de mettre en avant qui puisse donner un sens au sacrifice de ces jeunes ? Et l'absence d'un tel récit, qui va au-delà du sens subjectif que chacun d'eux pouvait donner à l'éventualité de mourir au combat et que chacun assumait en s'engageant dans l'armée, on dépossède les jeunes soldats tombés du sens de leur mort.

Le chef de l’Etat a pourtant invoqué la lutte contre le terrorisme ?

Oui, mais la référence à l'ennemi qu'on combat ne suffit pas. Il faut savoir quelles fins positives on poursuit en combattant. Dès lors qu'on s'engage dans la guerre, il faut un horizon utopique pour donner sens à la perte de la vie de ces jeunes gens de vingt ans. On tient bien un discours sur la liberté, mais il est tellement abstrait et tellement démenti par la réalité du monde et en particulier par l'enlisement d'autres guerres menées soit-disant au nom de la liberté qu’il ne parvient pas à prendre corps dans la conscience collective.

Dans les travaux du Livre blanc sur la défense, la question de la «résilience» a été beaucoup discutée. A cet égard, quel regard portez -vous sur l’attitude des autorités françaises dans la gestion des morts en Afghanistan ?

La résilience, c’est la capacité - individuelle ou collective - de résister et de rebondir dans une situation dramatique. Elle n’est pas, comme le disent certains, une culture de la peur, bien au contraire. Cette résilience est, là encore, directement indexée sur la capacité à produire un récit qui donne un sens à l'évènement. Elle implique la mobilisation de toutes sortes de ressources, mais elle a également partie liée avec le symbolique. Une question qui se pose est celle des gestes qui permettent de produire ce sens partagé de l'évènement, qui permette d'assumer ensemble la mort des soldats ? On touche là à la question du rituel. Le rituel permet de produire du sens collectif, parce que en inscrivant les individus (ici, les jeunes soldats et chaque citoyen ) dans une lignée commune, qui est bien plus que le simple agrégat des individus qui se rassemble pour le célébrer, et qui incorpore les vivants et les morts, il permet une affirmation de la continuité de notre destin commun. La République, qui repose sur l'idée d'un consentement renouvelé en permanence de l'adhésion de chaque individu à la communauté nationale, peine toujours à mettre en place des rites qui lui soient propres. Et elle a une pente spontanée à réendosser les rituels religieux (c'est à dire catholiques romains) qui sont à sa disposition culturelle. On l'a vu très clairement dans la cérémonie aux Invalides. Cette vacuité de la ritualité publique ouvre logiquement la voie à une compensation compassionnelle, qui est une logique de l’émotion et de l’individu. Celle-ci a sa place et elle est attendue dans notre société d'individus, mais elle ne suffit pas à produire du sens partagé, donc du lien social.

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