vendredi, novembre 11, 2011

Ceux de 14

Ligne de sections par quatre, sous bois, gravissant la pente. Je réagis mal contre l'inquiétude que m'inspire la nervosité des soldats. J'ai confiance en eux, en moi; mais je redoute, malgré que j'en aie, quelque chose d'impossible à prévoir, l'affolement, la panique, est-ce que je sais ?

Comme nous montons lentement ! Mes artères battent, ma tête s'échauffe.

Ah! ... Violente, claquante, frénétique, la fusillade a jailli vers nous comme nous arrivions au sommet. Les hommes, d'un seul mouvement impulsif, se sont jetés à terre.

«Debout, nom d'un chien! Regnard, Lauche, tous les gradés, vous n'avez pas honte ? Faites-les lever !»

Nous ne sommes pas encore au feu meurtrier. Quelques balles seulement viennent nous chercher, et coupent des branches au-dessus de nous. Je dis, très haut :

«C'est bien compris ? Je veux que les gradés tiennent la main à ce que personne ne perde la ligne. Nous allons peut-être entrer au taillis, où l'on s'égare facilement. Il faut avoir l'œil partout.»

Là-bas, dans le layon que nous suivons, deux hommes ont surgi. Ils viennent vers nous, très vite, à une allure de fuite. Et petit à petit je discerne leur face ensanglantée, que nul pansement ne cache et qu'ils vont montrer aux miens. Ils approchent ; les voici ; et le premier crie vers nous :
«Rangez-vous! Y en a d'autres qui viennent derrière!»

Il n'a plus de nez. A la place, un trou qui saigne, qui saigne...

Avec lui, un autre dont la mâchoire inférieure vient de sauter. Est-il possible qu'une seule balle ait fait cela ? La moitié inférieure du visage n'est plus qu'un morceau de chair rouge, molle, pendante, d'où le sang mêlé à la salive coule en filet visqueux. Et ce visage a deux yeux bleus d'enfant, qui arrêtent sur moi un lourd, un intolérable regard de détresse et de stupeur muette. Cela me bouleverse, pitié aux larmes, tristesse, puis colère démesurée contre ceux qui nous font la guerre, ceux par qui tout ce sang coule, ceux qui massacrent et mutilent.

«Rangez-vous! Rangez-vous!»

Livide, titubant, celui-ci tient à deux mains ses intestins, qui glissent de son ventre crevé et ballonnent la chemise rouge. Cet autre serre désespérément son bras, d'où le sang gicle à flots réguliers. Cet autre, qui courait, s'arrête, s'agenouille dos à l'ennemi, face à nous, et le pantalon grand ouvert, sans hâte, retire de ses testicules la balle qui l'a frappé, puis, de ses doigts gluants, la met dans son porte-monnaie.

Et il en arrive toujours, avec les mêmes yeux agrandis, la même démarche zigzagante et rapide, tous haletants, demi-fous, hallucinés par la crête qu'ils veulent dépasser vite, plus vite, pour sortir enfin de ce ravin où la mort siffle à travers les feuilles, pour s'affaler au calme, là-bas où l'on est pansé, où l'on est soigné, et, peut-être, sauvé.

«Tu occuperas avec ta section le fossé qui longe la tranchée de Calonne, me dit Porchon. Surveille notre gauche, la route, et le layon au-delà. C'est toi qui couvres le bataillon de ce côté.»

Je place mes hommes au milieu d'un vacarme effroyable. Il me faut crier à tue-tête pour que les sergents et les caporaux entendent les instructions que je leur donne. Derrière nous, une mitrailleuse française crache furieusement et balaye la route d'une trombe de balles. Nous sommes presque dans l'axe du tir, et les détonations se précipitent, si violentes et si drues qu'on n'entend plus qu'un fracas rageur, ahurissant, quelque chose comme un craquement formidable qui ne finirait point. Parfois, la pièce fauche, oblique un peu vers nous, et l'essaim mortel fouaille l'air, le déchiquette, nous en jette au visage les lambeaux tièdes.

En même temps, des balles allemandes filent à travers les feuilles, plus sournoises du mystère des taillis ; elles frappent sec dans les troncs des arbres, elles fracassent les grosses branches, hachent les petites, qui tombent sur nous, légères et lentes ; elles volent au-dessus de la route, au-devant des balles de la mitrailleuse, qu'elles semblent chercher, défier de leur voix mauvaise. On croirait un duel étrange, innombrable et sans merci, le duel de toutes ces petites choses dures et sifflantes qui passent, passent, claquent, tapent et ricochent avec des miaulements coléreux, là, devant nous, sur la route dont les cailloux éclatent, pulvérisés.

«Couchez-vous au fond du fossé! Ne vous levez pas, bon Dieu!»

En voilà deux qui viennent d'être touchés : le plus proche de moi, à genoux, vomit le sang et halète; l'autre s'adosse à un arbre et délace une guêtre, à mains tremblantes, pour voir «où qu'c'est» et «comme c'est».

Bruit de galopade dans le layon. C'est par ici ? Non, là-ba s! Ah! les cochons ! Ils se sauvent !

«Bien, Morand ! Bravo, petit ! Arrête-les ! Tiens bon !»

Un de mes caporaux a bondi vers eux. Il en saisit un de chaque main, et il secoue, et il serre... Mais soudain, poussant un juron, il roule à terre, les doigts vides : d'autres fuyards viennent de se ruer, en tas ; ils l'ont bousculé sauvagement, renversé, piétiné ; puis, d'un saut, ils ont plongé dans le fourré.

Morand accourt vers moi, tout pâle, pleurant de rage :

«C'est-i' des hommes, ça, mon lieutenant? Me casser la gueule pour fout'e le camp ! Ah! cré Dieu !»

Je lui demande :

«As-tu vu de quel régiment c'était ?
- Oui, mon lieutenant, du ...e. Tenez ! Tenez ! En voilà d'autres ! Mais ceux-là, vous m'entendez, faudra qu'i's m'crèvent avant d'passer !»

Et il court, il se campe devant eux, en plein layon, le fusil haut, si menaçant qu'il les arrête, les oblige à le suivre jusque sur notre ligne. Je leur dis :

«Savez-vous ce qu'on fait, aux lâches qui se débinent sous le feu? »

L'un d'eux proteste :

«Mais, mon lieutenant, on s'débine pas; on s'replie: c'est un ordre... Même que l'lieutenant est avec nous.
- Le lieutenant ? Où est-il, le lieutenant, menteur ? ...»

C'est vrai, pourtant : débouchant du taillis à la tête d'un groupe de fuyards, je vois trotter l'officier vers l'arrière. Je crie vers eux. Ils sont trop loin... Et dans le même instant, il me faut courir au fossé, où ça va mal : mes hommes s'agitent, soulevés par la panique dont le souffle irrésistible menace de les rouler soudain. Une fureur me saisit. Je tire une balle de revolver en l'air et je braille :

«J'en ai d'autres pour ceux qui se sauvent ! Restez au fossé tant que je n'aurai pas dit de partir ! Restez au fossé! Surveillez la route !»

Malheur ! Ce qu'ils voient par là, de l'autre côté de la route, ce sont des fuyards, des fuyards, toujours. Ils déboulent comme des lapins et filent d'un galop plié, avec des visages d'épouvante.

Un sous-officier, là-bas...

«Sergent ! Sergent !»

L'homme se retourne ; ses yeux accrochent le petit trou noir que braque vers lui le canon de mon revolver. Les reins cassés, la face grimaçante, les yeux toujours rivés à ce petit trou noir, il prend son élan, franchit la route en deux bonds énormes, arrive à moi.

«Alors ?» lui dis-je.

D'une voix saccadée, le sergent m'explique que tout son bataillon se replie, par ordre, parce que les munitions manquent.
Vraiment ? ... Eh bien! Nous en avons, nous, des munitions ! Et nous leur en donnerons. Et le sergent restera avec nous, et puis ces hommes, et puis ceux-là, et puis ceux-là, tas de... J'arrête tout ce qui passe. Je gueule, toujours furieux, jusqu'à l'aphonie complète. Quand la voix manque, je botte des fesses anonymes, direction le fossé.

Et ça finit par tenir à peu près, avec des frémissements, des à-coups, des ondes nerveuses qui passent vite. J'ai un sergent et deux caporaux qui font preuve d'une poigne solide : debout hors du fossé, ils me regardent, et, l'un après l'autre, me font signe que ça va. Alors, à plat ventre, je me glisse jusqu'à la route. La mitrailleuse ne tire plus de façon continue. De temps en temps elle lâche une bande de cartouches, puis se tait. Quelques balles allemandes ronflent, très bas, et vont faire sauter des cailloux un peu en arrière. La chaussée est déserte à perte de vue.

Et je profite de l'accalmie. Je passe derrière mes hommes. Je leur parle, à voix posée, toute ma colère enfin tombée. Maintenant ils se sont ressaisis ; je n'ai point de mal à reprendre possession d'eux tous.

«Mon lieutenant ! Mon lieutenant ! Ça recommence !»

C'est Morand qui crie en accourant vers moi :

«Regardez-les, là-bas, dans le layon !»

Il me montre la droite. Et en effet, tout de suite, je distingue deux Français qui sautent par-dessus le chemin, surgis des feuilles pour aussitôt disparaître dans les feuilles. Au même moment, une fusillade très proche et très violente se déchaîne. Un hurlement jaillit du fossé. Vauthier, auprès de moi, regarde et dit :

«C'est l'sergent Lauche. Il en a mauvaisement. I'griffe l'herbe.»

Un autre hurlement. Et Vauthier dit :

«C'est l'grand Brunet... Fini, lui. I'bouge pus.»

Une balle claque contre mon oreille et m'assourdit, des branches fracassées tombent sur nous, des miettes de terre nous éclaboussent. Cette fois, c'est sérieux.

Galops fous ; encore des paquets de fuyards qui nous arrivent dessus en trombe. Ces hommes puent la frousse contagieuse ; et tous halètent des bouts de phrases, des lambeaux de mots à peine articulés. Mais qu'est-ce qu'ils crient? Ils ont le gosier noué, ça ne passe pas.

«Les Boches... Boches... tournent... perdus.»

Quoi, les Boches? S'expliqueront-ils à la fin ?

«Eh bien, voilà, mon lieutenant...»

Un caporal s'arrête, calmement. Celui-là n'a pas peur; il me dit :

«Ceux qui se sont sauvés tout à l'heure, mon lieutenant, c'était moche. Cette fois, fallait. Les Boches arrivaient comme des rats, sortant de partout. Il y en a dans tous les fourrés; les plus avancés ne sont pas à cinquante mètres d'ici. Mon lieutenant, je n'ai pas la berlue. Ce que je vous dis là, c'est vrai. N'y a plus de Français entre vous et eux. Et ils sont là...»

Eh ! mais, est-ce que tout de même ? ... Leurs sacrées balles tapent en nombre autour de nous. Et soudain, leur ranz des vaches et leurs tambours grêles, tout près, tout près. C'est la charge !

«Tenez ! Là ! Là ! Vous les voyez, là ?» me crie un homme.

Oui, j'en ai vu deux au bout du layon, à genoux, et qui tiraient.

«Feu à répétition ! Dans le tas... Feu !»

Les lebels crachent. Une odeur de poudre flotte sous les feuilles. Les sonneries allemandes s'énervent, les tambours vibrent aussi fort que crépite la fusillade. La mitrailleuse, derrière nous, pétarade à démolir son trépied.

«Les voilà ! les voilà ! ...»

Presque tous les nôtres crient à la fois, mais sans terreur, excités par le vacarme, par cette odeur de poudre qui grandit, par la vue des fantassins ennemis qui s'avancent en rangs compacts, à moins de cent mètres, et que nos balles couchent nombreux en travers du chemin. La bataille, au paroxysme, les enveloppe, les prend et les tient: il n'y aura plus de panique.

«Baïonnette au canon !
- Pas la peine encore, mon lieutenant; faut s'en aller.»

Une voix essoufflée a dit cela derrière moi. Je me retourne. C'est Presle, mon agent de liaison. Il sue à grosses gouttes et respire en ouvrant la bouche. Une de ses cartouchières pend, détachée du ceinturon.

«C't'une balle, me dit-il, qu'est passée là pendant que j'courais. Mais voilà: j'viens vous prévenir qu'on s'reporte en arrière de la crête, au-d'ssus d'la route de Saint-Remy. C'est là qu'on va t'nir. Les aut'es compagnies sont parties. N'y a plus qu'nous. Faut faire vite.»

Faire vite ! C'est facile, à travers ces taillis épineux qui ligotent les jambes, giflent et balafrent !

«Morand ! Empêche-les d'aller dans le layon ! Ils vont se faire dégringoler ! Ils font cible là- dedans ! Personne dans le layon tant que nous n'aurons pas dépassé la crête !»

Toujours la même chose, l'histoire des malheureux qui n'ont pas voulu crever la haie, à la Vaux-Marie. On court mieux, dans le layon; il n'y a pas d'épines qui déchirent, dans le layon ; mais on s'y fait tuer à coup sûr.

«Halte ! ... Demi-tour... En tirailleurs... Feu à volonté !»

Chaque commandement porte. Ça rend : une section docile, intelligente, une belle section de bataille ! Mon sang bat à grands coups égaux. A présent je suis sûr de moi, tranquille, heureux. Et je remets dans son étui mon revolver épouvantail.

On n'entend plus les sonneries boches; les mausers ne tirent plus qu'à coups espacés. Qu'est-ce qu'ils font, les Boches ? Il faut voir.

«Cessez le feu !»

J'avance de quelques pas, debout, sans précaution. Je parie que ces cochons-là se coulent dans les fourrés, et qu'ils vont nous tomber dessus à vingt mètres. Je les sens cachés, nombreux et invisibles. Hé ! Hé ! invisibles... Pas tant que ça ! Je te vois, toi, rat vert, derrière ce gros arbre, et toi aussi, à gauche ; ton uniforme est plus terne que les feuilles. Attendez, mes gaillards, nous allons vous servir quelque chose ! Un signe du bras à Morand, que j'ai prévenu. Il accourt. Je lui montre le point repéré :

«Regarde là-bas, derrière ce gr... Ha ! ... Touché !»

La voix de Morand bourdonne :

«Lieutenant... blessé... mon lieutenant...
- Hein ? Quoi ? ... Oui...»

Un projectile énorme m'est entré dans le ventre, en même temps qu'un trait jaune, brillant, rapide, filait devant mes yeux. Je suis tombé à genoux, plié en deux, les mains à l'estomac. Oh! ça fait mal... Je ne peux plus respirer... Au ventre, c'est grave... Ma section, qu'est-ce qu'elle va faire ? ... Au ventre. Mon Dieu, que je puisse revoir, au moins, tous ceux que je voulais revoir ! ... Ah ! l'air passe, maintenant. Ça va mieux. Où est-ce que ça a frappé ?

Je cours vers un arbre, pour m'asseoir, m'appuyer contre lui. Des hommes se précipitent, que je reconnais tous. L'un d'eux, Delval, veut me prendre sous les bras pour me soutenir. Mais je marche très bien tout seul ; mes jambes ne mollissent même pas; je m'assieds sans peine. Je dis :

«Non, personne. Retournez sur la ligne ; je n'ai besoin de personne.»

Alors, ça n'est rien ? Quelle histoire ! C'est là, en plein ventre, un trou, si petit ! L'étoffe est lacérée sur les bords. Je fourre un doigt là-dedans; je le retire: il y a un peu de sang, presque pas. Pourquoi pas plus ?

Tiens, mon ceinturon est coupé. Et le bouton qui devrait être là, où est-il passé ? Ma culotte est percée aussi. Ah ! voici où la balle a touché : une meurtrissure rouge foncé, la peau déchirée en surface, une goutte de sang qui perle... C'est ça, ta blessure mortelle ?

Je regarde mon ventre d'un air stupide ; mon doigt va et vient machinalement dans le trou de ma capote... Et soudain la clarté surgit, tout mon abrutissement dissipé d'un seul coup. Comment n'ai-je pas compris plus tôt ?

Cette chose jaune et brillante que j'ai vue filer devant mes yeux, mais c'était le bouton disparu que la balle a fait sauter ! Et si le bouton a jailli au lieu de m'entrer dans le corps avec la balle, c'est que mon ceinturon était dessous ! Sûrement c'est cela : le vernis du cuir s'est craquelé, en demi-cercles concentriques, à la place où le bouton appuyait.

Hein ? Si la balle n'avait pas tapé là, juste dans ce petit bouton ? Et si ton ceinturon n'avait pas été là, juste sous ce petit bouton ? Eh bien ! mon ami ! En attendant, mon ami, tu joues un personnage grotesque : un officier blessé qui n'est pas blessé, et qui contemple son ventre derrière un arbre, pendant que sa section... Hop ! A ta place !

C'est étonnant comme les Boches bougent peu! Fatigués d'avancer ? Il a dû en dégringoler des masses pendant qu'ils montaient vers la crête. Pas fatigués de tirer, par exemple ! Quelle grêle ! Et nos lebels aussi toussent plus fort que jamais. A peine si l'on entend le crépitement des mausers et les sifflements de leurs balles. [...]

Pas brillants, les tireurs boches ! Leurs balles s'égarent, trop haut, dans les branches, trop bas, loin devant nous. Et leurs trompettes ? Et leurs tambours ? Plus que molle leur charge, brisée, finie, morte !

«Cessez le feu !»

Mes soldats entendent. Ils passent le commandement, ils ne tirent plus. Le fusil prêt, ils guettent le commandement nouveau.

«Feu de deux cartouches...»

Le mot vole le long de la ligne :

«Deux cartouches... deux cartouches... deux cartouches...»

C'est épatant ! C'est beau ! Dire que, tout à l'heure, j'ai eu envie de sauter sur la route, pendant que la mitrailleuse tirait, parce que je voulais défier mes hommes qui tremblaient, parce que j'avais peur d'une débâcle honteuse, parce que... est-ce que je sais maintenant ? ... Ah ! mes poilus retrouvés! Les fesses que j'ai bottées tout à l'heure... comme je regrette ! Chaque fois que mes regards rencontrent ceux d'un de mes soldats, c'est de la confiance et de l'affection qui s'échangent. C'est cela seulement qui est vrai ! La colère, là-bas, près de la route, les menaces, les gestes rudes, c'était... c'était un malentendu !

«N'est-ce pas, Michaut, c'est oublié, le coup de semelle ?»

Un bon rire spontané :

«Ah ! mon lieutenant ! Pensez-vous !»

La fusillade se calme peu à peu. Nous-mêmes, nous ne tirons presque plus. Il vaut mieux, d'ailleurs, car nous avons brûlé des masses de cartouches : les étuis de cuivre jonchent le sol derrière les tas de fagots.

Il doit être tard. Le soir vient. Une lassitude, à cette heure, plane sur les bois et sur nous. Le besoin du repos naît, et peu à peu s'affirme. Car des vides ont grandi dans nos rangs, que le calme seulement nous permettra de connaître et de sentir. Voici venu le moment où il faut que les vivants se retrouvent et se comptent, pour reprendre mieux possession les uns des autres, pour se serrer plus fort les uns contre les autres, se lier plus étroitement de toutes les récentes absences.

Et l'ordre de quitter les bois nous arrive, normal, salutaire, à l'heure où nous l'attendions. Nous avons brisé l'élan des Boches ; nous avons tué des centaines des leurs, décimé, dispersé, démoralisé leurs puissants bataillons d'attaque. Ils n'avanceront plus ce soir: notre tâche du jour est finie. [...]

Mon pauvre bataillon ! Ce combat encore lui a été lourd. La 5e, qui fut anéantie voilà deux semaines, aux tranchées de la Vaux-Marie, cette fois encore a cruellement souffert.

Autour de moi, j'ai su très vite ceux qui manquaient : Lauche, mon sergent, le seul qui m'était resté depuis la Vaux-Marie - la Vaux-Marie toujours ! - je l'avais vu, comme avait dit Vauthier, griffer l'herbe du fossé ; je savais déjà. Pour le grand Brunet aussi, et pour quelques autres frappés à côté de moi. Mais lorsque j'ai demandé aux caporaux l'appel de leurs escouades, des voix m'ont répondu qui n'étaient pas les leurs. Et chacun des «première classe» ou des anciens soldats qui se sont avancés à dit d'abord: «Caporal Regnard, blessé», ou: «Caporal Henry, tué.» Et Morand ? pensais-je. «Caporal Morand, blessé», a prononcé la voix d'un ancien. «Est-ce grave ? - Je ne pense pas, mon lieutenant ; une balle dans le bras comme on allait aux tas de fagots.»

Alors, plus un sergent ? Plus un caporal ? Alors toutes ces escouades dont chacune, jour après jour, resserre entre les siens tant de liens rudes et chaleureux, les voici donc privées du chef qui surveille en camarade, qui soutient aux heures difficiles de sa constante présence ! Je les connaissais si bien, ceux que je perds aujourd'hui ! Ils me comprenaient à demi-mot ; la volonté les soutenait de ne jamais marchander leur peine, acceptant la tâche entière et l'accomplissant du mieux qu'ils pouvaient, toujours. [...]

Misérables entre tous, ceux qui gardaient au fond du coeur des affections moins éphémères! Près de moi des sanglots montent dans l'ombre, qu'une main étouffe à demi, et qui sans cesse recommencent, profonds, voilés, poignants pour ceux qui les écoutent. Je le vois, celui qui sanglote, assis là dans le fossé, courbé, tassé sur sa douleur. Et je sais pourquoi il sanglote.

L'ayant entendu, tout à l'heure, je me suis approché de lui; il m'a reconnu, et il m'a dit...

Il avait un frère, cet homme, soldat dans la demi-section qu'il commandait comme sergent. Ils s'étaient battus dans les bois, côte à côte. Et, presque au commencement de l'affaire, l'autre avait reçu une balle dans la jambe.

«Il saignait beaucoup, mon lieutenant; je l'ai aidé à marcher un peu; je voulais le panser. Et puis, on a donné l'ordre de se reformer en arrière, parce que les Boches avançaient trop nombreux. Je l'ai pris sous les bras, je le portais presque. Il y avait beaucoup de balles. Et voilà que tout d'un coup, c'est comme s'il s'était jeté en avant, ou comme s'il avait buté dans une souche. Il n'avait rien dit, mais il y en avait une qui venait de le traverser. Alors il m'a pesé de tout son poids; et, en tournant la tête vers lui, je l'ai vu tout blanc, avec de grands yeux. Il me reconnaissait, voyez-vous, et il m'a dit: ''Jean, mon petit Jean, laisse-moi, et va-t'en." Etait-ce possible, cette chose-là ? Je l'ai pris sur mon dos, tout lourd qu'il était. Je n'avançais pas vite, et pourtant je lui faisais mal. Il s'abandonnait, il criait presque à chaque pas que je faisais, et il me répétait toujours: ''Va-t'en, Jean; laisse-moi, Jean." Et j'allais, moi, j'allais quand même, voyant les dernières capotes bleues disparaître là-haut, pendant que les Boches approchaient derrière nous à les entendre remuer les feuilles. A un moment j'ai senti la fatigue, je suis tombé sur les genoux ; et lui, il a glissé par terre, à côté de moi. Et il m'a dit une dernière fois: ''Laisse-moi. Il ne faut pas te faire tuer à cause de moi, Jean... qu'il en reste un, au moins." Alors, n'est-ce pas, je me suis penché sur lui, je lui ai pris la tête, et je l'ai embrassé, dans les balles, parce que les Boches nous avaient vus et qu'ils tiraient; et puis... je lui ai dit adieu... et puis... je suis parti et je l'ai laissé là, lui... à mourir par terre... au milieu de ces sauvages.»

Je viens de raconter à Porchon. Tous deux nous l'écoutons qui continue de sangloter.

Dans le champ derrière nous, des hommes marchent. On entend un bruit de feuilles qu'on froisse, de racines qu'on arrache et qui craquent, de mottes qui tombent: ils déterrent des raves. C'est vrai, nous n'avons pas mangé. Il fait froid. Nous grelottons. Nous ne disons rien.

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