lundi, janvier 27, 2014

Historiens, Etat et nation (pour faire plaisir à Curmu)

Extrait de l'article De l'usage de la Nation par les historiens, et réciproquement :

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[...] une sorte de «paradigme dominant» apparaît chez les collaborateurs des Lieux de mémoire [ouvrage monumental dirigé par P.Nora] qui adoptent ce qu'ailleurs P. Chaunu appelle «l'indissociabilité» de l'État et de la nation dans l'histoire de France. Ainsi, tout au long des 2615 pages de l'ouvrage, c'est à peine si l'on suggère que la nation pourrait s'être révélée bien autre chose que le produit d'initiatives d'origine étatique, et encore moins qu'elle pourrait être le résultat d'une action menée par des groupes ou des individus contre l'État, ce que le jésuite Cerutti appelait au XVIIIe siècle «le langage du patriotisme mêlé à celui de la rébellion». Au contraire, les contributions se caractérisent par une sorte de dérive téléologique qui tend à concevoir la «nation» comme une simple forme de sentiment patriotique plutôt que comme un système structuré de discours, à des époques anciennes où cette notion est marginale et diffère sensiblement de ce qu'elle a signifié par la suite.

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On peut imaginer la réaction de Marc Bloch face à l'intention avouée de C. Beaune de «compléter» l'étude qu'il a faite de la «religion royale» (Les Rois thaumaturges) par sa propre théorie sur «la naissance de la nation France». Il aurait pu lui faire observer, ainsi qu'à quelques autres des auteurs des Lieux de mémoire, qu'il n'y a pas seulement une différence mais souvent une opposition entre «royal» et «national» et que le discours national, loin de se réduire à des concepts élaborés par l'État et l'État seul, comme le pensent C. Beaune et quelques autres, a été plus souvent utilisé par les élites — municipalités, états, parlements, ultramontains, etc. — pour s'opposer à l'État.

[...]

L'histoire française semble fonctionner selon une sorte de Loi pour la Préservation de la sainteté : le sacré peut être déplacé, voire transformé, mais non perdu. Les historiens républicains ont méthodiquement enlevé leur caractère sacré aux concepts religieux tels «Église», «Dieu» et «roi» à seule fin de les réinvestir (ou d'essayer de le faire) dans leurs équivalents laïcs, c'est-à-dire «Patrie», «Nation», et surtout «République». Plus que dans d'autres pays — comme la Pologne ou les pays protestants qui développèrent des Églises purement «nationales» — la conception française de la nation fut un puissant contrepoids au christianisme, ce que même les plus nationaux des prêtres jureurs durent admettre avec horreur et désespoir pendant la Révolution. Mona Ozouf, dans sa remarquable contribution aux Lieux de mémoire, oppose au vide austère du Panthéon le mélange plus heureux de sacré laïque et religieux que l'on trouve dans l'Abbaye de Westminster ou l'Église de Santa Croce à Florence. La remarque est pertinente. Les laïcs français n'ont peut-être pas trouvé une nourriture spirituelle très satisfaisante dans les abstractions séculières qui manifestement sont des idoles. Comme le dit Mona Ozouf, «la mémoire du Panthéon n'est pas la mémoire nationale mais une des mémoires politiques offertes aux Français». Quel dommage que la justesse de cette simple remarque n'ait pas éclairé l'ensemble de l'ouvrage !

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La «nation», proposée en tant que sacré laïque n'a nulle part été plus fermement rejetée que dans le Traité du désespoir de Sören Kierkegaard, ne serait-ce parce que la critique offerte dans cet ouvrage est elle-même fondée, voire centrée sur un solide principe d'autocritique qui fait défaut dans les Lieux de mémoire. Le philosophe danois écrit «la qualité d'homme est différente de celle de l'animal, où le spécimen est toujours moins que l'espèce. L'homme se distingue des autres animaux non seulement par les avantages communément cités, mais aussi qualitativement, par le fait que l'individu vaut plus que l'espèce [. .] [l'individu] est protégé à tout jamais, beaucoup plus que n'importe quel roi face à la nation, au peuple, à la foule». On pourrait suggérer que la quête d'un «sacré laïque» est sans espoir, dangereuse peut-être, et que celui qui l'entreprend, surtout s'il est tourmenté, passionné et assoiffé de spiritualité, sera à tout le moins toujours déçu. Quand on a perdu sa foi en Dieu, peut-être vaut-il mieux s'efforcer de trouver le courage (la grâce) de l'athéisme plutôt que de réinvestir dans d'autres concepts qui ne résistent ni à l'épreuve ni à l'analyse.
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Si un de mes érudits lecteurs avait un ouvrage à me conseiller d'histoire de France non-étatiste, je suis preneur.

Je rappelle aux étatistes que si nous avions compté sur l'appareil d'Etat dans les années 1420, la France parlerait anglais. Jeanne d'Arc n'était pas une énarque.

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