samedi, mai 24, 2014

Montaigne, la vie sans loi (P. Manent)

Livre intéressant, sans plus, car l'auteur commet, me semble-t-il, un contresens majeur qui fait perdre beaucoup de sa valeur à l'ensemble de l'ouvrage.

Pierre Manent fait de Montaigne l'annonciateur des demi-habiles pascaliens, les nihilistes modernes qui critiquent tout (nihilisme qui tient en ceci : puisqu'il y a toujours des raisons -bonnes ou mauvaises, peu importe- de détruire chaque chose, rien ne mérite d'exister).

Même si Montaigne se sépare des demi-habiles et propose de nonchaloir, il serait, d'après Manent, un de ceux qui, en passant tout au crible du scepticisme,  auraient préparé le terrain aux nihilistes.

Cependant, pour arriver à ce résultat, Manent est obligé de faire de Montaigne un catholique très très tiède, voire un opposant au catholicisme.

Or, cette analyse est contraire à toute la vie de Montaigne, attaché au parti catholique (marquis de Trans, son patron, et Etienne de la Boëtie, son ami intime), allant en pèlerinage à Notre Dame de Lorette et oyant messe quotidiennement. De plus, Montaigne donne à l'apologie de Raymond de Sebonde, sur laquelle s'appuie Manent, explicitement pour but l'apologie de la foi chrétienne et catholique.

C'est vrai, les Essais ne sont pas les écrits d'un fanatique catholique, on a même soupçonné Montaigne d'être un protestant dissimulé. Mais il n'y a que trois hypothèses possibles :

1) Montaigne n'était pas catholique, il a menti sciemment dans son comportement et dans ses écrits. Dans ce cas, les Essais, qui font partout l'éloge de la franchise et condamnent le mensonge, sont bons à jeter au feu.

2) Montaigne croyait être catholique, mais il n'avait pas compris ce qu'était la doctrine catholique, ses croyances et ses opinions étaient en réalité contraires au catholicisme et il était hérétique sans le savoir.

3) Pierre Manent se trompe : Montaigne était catholique.

Vous ne serez pas surpris que je préfère la troisième hypothèse. Qu'en pensent les autorités ? En 1581, de passage à Rome, avec seulement les deux premiers tomes de ses essais, il ne rencontre pas de difficultés sérieuses avec le Saint Office. En revanche, les Essais sont mis à l'index à la demande de Bossuet en 1676.

Bref, du catholicisme de Montaigne, personne ne semble avoir douté de son vivant.

Manent  suppose aussi que Montaigne est un républicain dissimulé.

Ainsi, l'homme le plus franc qui fût aurait été un hypocrite en religion et en politique. C'est un peu gros, non ?

Pierre Manent tombe dans le piège qui guette tant d'auteurs : il tire Montaigne à lui, il lui fait dire ce qu'il a envie qu'il dise. C'est d'autant plus facile de se fourvoyer que Montaigne est subtil. Il suffit de découper le fin tissu de ses subtilités avec de gros ciseaux pour lui faire dire n'importe quoi.

Avouez que cela ne donne pas envie de classer ce livre parmi les sommets des études montaniennes.

Je suis d'autant plus chagriné que j'ai souvent apprécié les articles et les livres de P. Manent. Mais quoi ? Personne n'est exempt de dire des fadaises. L'homme est divers et ondoyant. Il lui arrive de faire le cheval échappé.

Addendum :

Cette affaire me turlupine.

Je crois que l'erreur de Manent a été de faire de Montaigne un philosophe à système façon panzer-philosophes du XIXème siècle (que je trouve d'un ennui mortel).

Jean-François Revel m'a appris à lire Montaigne. Je calais sur les Essais, que j'avais envie de lire, et je suis tombé sur quelques phrases de Revel conseillant de les considérer comme une conversation entre amis, avec ses hauts et ses bas,  et des les lire, si besoin, à haute voix. Certains prétendent qu'on peut ainsi entendre le rythme de Montaigne tournant dans sa tour pendant qu'il dictait à son secrétaire.

C'est pourquoi j'ai toujours pris, de propos délibéré, Montaigne au premier degré.

Chercher l'intention cachée de Montagne, le non-dit est, me semble-t-il, un anachronisme. Entre 1492, découverte de l'Amérique, et 1592, mort de Montaigne, le monde a été bouleversé. Pour un homme vivant une telle tourmente, il se peut que l'incertitude soit, tout simplement, de l'incertitude, et les variations, tout simplement, des variations.


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